J'ai bien entendu décliné l'honneur de la magistrature municipale, n'ayant ni la compétence ni la formation administrative de l'ancien maire... et mes malades m'importaient bien plus que les honneurs municipaux.


Adjoint, d'accord ! Président de la commission aux Affaires sanitaires et sociales, toujours d'accord : je ne pouvais faire moins.


Les réunions du Conseil municipal ne m'ont guère occupé, souvent appelé en cours de séance par une urgence ou un accident.


Fin novembre 1961, tout a basculé, un soir, à la nuit tombante.


Il devait être vingt heures trente. Je m'arrête un instant pour dire à mon épouse que nous dînerions de bonne heure : une seule visite à faire, un employé de l'E.R.M. (Etablissement régional du matériel) souffre d'une forte crise d'asthme et appelle au secours !


Je connais bien ce malade, employé civil de cet organisme militaire. Il habite derrière le cinéma, au village arabe. Je file en voiture et m'arrête sur une petite place. Il fait nuit. J'emprunte le sentier qui mène chez lui, lampe-torche en main pour repérer les numéros des maisons ; une femme voilée m'interpelle dans une petite impasse. Rien de grave : son fils, vu en consultation ce matin, va mieux, il n'a presque plus de fièvre.


Je continue mon ascension dans l'obscurité quand, tout-à-coup, sur un fond de ciel "bleu nuit", j'aperçois une ombre fugace. Un rapace nocturne est ma première pensée, vite contredite par une lueur rougeâtre, suivie d'une explosion brutale. Quelque chose siffle dans l'air. J'éteins ma torche, réalisant tout-à-coup qu'on vient de me tirer dessus au pistolet!


Demi-tour rapide, torche éteinte bien sûr, zigzagant dans le sentier en direction de ma voiture que je distingue à peine dans l'obscurité. J'ai d'abord l'intention de m'y arrêter, de la mettre en route... et de fuir. Mais mon agresseur me suit. J'entends ses pas. J'entends surtout le bruit d'une culasse de pistolet qu'on essaye de réarmer ! Une cartouche doit être coincée dans le chargeur, si j'en crois le bruit sec de la culasse qui claque dans le vide... une fois... deux fois... trois fois, je n'ai pas bien compté !


Tapi derrière le coffre de ma voiture, je n'ai pas d'arme... et j'entrevois une silhouette qui se penche sur mon pare-brise, essayant de distinguer quelque chose dans le véhicule. Il doit se méfier, pensant peut-être que j'ai pu récupérer une arme.


Derrière moi, un tas de gravats. Je bats en retraite, sans bruit et je m'aplatis au sol. Rien ne bouge. Coup d’œil derrière moi : j'aperçois un rai de lumière : une porte entrebâillée. Je fonce, pousse la porte et la referme en la coinçant avec une barre de bois.


Un arabe m'interpelle de l'intérieur : "Ach koun?" (Qui est-ce?).


Je me présente et reconnais Bachir, un de mes clients de la matinée.


"On vient de me tirer dessus au pistolet", lui dis-je.
"Oh, je te jure que ce n'est pas moi" répond Bachir "Bien sûr, sinon je ne serais pas chez toi".


Un enfant d'une douzaine d'années sort d'une chambre annexe, une lanterne à la main : c'est encore un client de ce matin ! Je lui répète ce que je viens de dire. Il écoute, écoute encore, puis sort de la maison, lanterne à carbure au poing (quelle belle cible en vérité), fait une petite ronde et reviens me dire: "Tu peux partir, Si Toubib, il n'y a plus personne".


J'ai encore attendu quelques instants pendant que je redis mon aventure à toute la famille. Des bruits de pas dehors, des gens passent, discutant en arabe. Je sors et, d'un bond, je retrouve ma voiture qui démarre au quart de tour. Ouf !


Je file au commissariat de police où je raconte mon épopée.
Surprise générale : on ne tire pas sur un médecin ! Cela paraissait inadmissible aux Européens et même à beaucoup de musulmans.


J'insiste et le commissaire incrédule consent à venir voir sur place. Deux voitures nous accompagnent. Je retrouve la petite place du village, le tas de cailloux et la maison de Bachir qui confirme mon histoire.
Nous montons lentement le sentier, jusqu'à l'angle où j'ai cru voir s'envoler un oiseau de nuit.


Nous y trouvons la trace, dans le sable, de deux pieds imprimés en creux : on m'attendait ! Projecteurs, et à quelques pas de là nous trouvons une douille de 9 mm vide, sentant encore la poudre.