L'enquête démarre alors. Des renforts arrivent, appelés
par radio et nous aident à interroger les habitants. Personne n'a rien vu,
rien entendu. Seule la femme arabe de l'impasse assure qu'elle a vu
quelqu'un gravir le sentier derrière moi pendant notre brève conversation.
Recherches vaines, nous rentrons à Colomb Béchar.
Ma déposition est dûment enregistrée, je précise quelques points de détail
quand le téléphone retentit :
Quelqu'un vient de tirer deux coups de pistolet sur deux Européens qui
traversaient le pont sur l'oued. Pas de blessé semble-t-il.
Les voitures repartent. Le commissaire me demande d'attendre un peu. Une
demi-heure plus tard les inspecteurs sont de retour : personne n'a été
touché, mais ils ont retrouvé deux douilles de 9 mm qui ressemblent
étrangement à celle que nous venions de trouver au village arabe. Le même
homme, sans doute, avec la même arme, après m'avoir raté, a essayé de
faire mieux par deux fois, mais en vain.
Je rentre enfin chez moi. Le repas est toujours chaud et ma femme un peu
affolée mais rassurée de me retrouver sain et sauf, écoute mon récit et
pleure doucement sur mon épaule.
Le lendemain de cet attentat manqué, j'ai vu à mon cabinet un nombre
incalculable d'amis aussi bien musulmans qu'Européens, cherchant à
s'assurer que je n'avais pas été atteint, comme le bruit en avait couru
pendant la nuit (Ah, ce téléphone arabe, tout de même !).
Je ne sors plus de nuit qu'armé. Un policier ami m'a confié un 7,65
récupéré sur un fellagha au cours d'une rafle et accompagné de deux
inspecteurs que le commissaire m'envoie, sur appel téléphonique, quand un
malade m'appelle après le coucher du soleil.
Travailler de nuit dans ces conditions me fut tout de suite insupportable
et, à mon avis inutile : les policiers d'escorte m'attendaient devant la
maison et j'aurais fort bien pu disparaître dans le dédale de la ville
arabe avant qu'ils n'aient eu le temps de réagir. Eux-mêmes étaient en
danger dans ces ruelles étroites, tortueuses et aux issues multiples. Ils
risquaient d'être une proie facile pour quelques hommes décidés : assommés
sans bruit au détour d'une ruelle, leur mitraillette représentant un joli
butin.
J'ai donc demandé à la police de lever cette escorte nocturne et, pistolet
à portée de la main, balle engagée dans le canon, j'ai continué mes
visites même nocturnes prévenant à chaque fois de mon parcours prévu.
Mais j'ai alors décidé de faire rapatrier ma famille si les événements
s'aggravaient. Le couvre-feu avait vidé les rues et des patrouilles armées
le faisaient respecter à partir de vingt-et-une heures.
Un soir, vers vingt heures quarante-cinq, une voiture s'arrête devant ma
porte. Un musulman me demande d'aller voir sa femme, dans la ville arabe,
derrière la gare cette fois.
Au moment de partir, un Européen me demande de passer voir son fils, à la
gare du Mer-Niger (1). Je monte en voiture,
mon Arabe me précédant, et nous arrivons sans encombre. Sa femme se tord
de douleurs. Je l'examine et lui prescris un calmant pour ses douleurs
menstruelles! J'encaisse le prix de ma visite et, seul dans ma voiture, je
pars pour la gare et l'enfant fiévreux. Banale angine blanche. Je fais une
injection d'antibiotiques et une ordonnance que je demande au père de
faire exécuter d'urgence. Je reprends ma voiture. Il fait une nuit noire
et, lorsque je démarre, je vois deux phares dans mon rétroviseur.
Je sors mon pistolet, le pose sur le siège droit et j'enfonce
l'accélérateur. Ma Panhard répond merveilleusement et, par un itinéraire
tortueux à souhait - je ne suis pas certains d'avoir respecté tous les
sens interdits ce soir-là - je sème mon poursuivant... que je retrouve
sagement garé devant ma porte. C'est l'Arabe qui m'avait demandé de passer
voir sa femme. Il rit de toutes ses dents et m'explique tout simplement:
"Je suis venu te chercher chez toi. Je voulais être certain que tu
n'aurais pas d'ennui en route ! Mais ta voiture va trop vite. Enfin, tu es
là ! Barraka Allah Ou Fik... Msa el Kheir (Bonne nuit)".
Je l'ai bien sûr remercié pour cette protection inattendue, moi qui me
croyais déjà une cible parfaite dans les phares de mon ange gardien.
D'autres incidents, des manifestations de foule m'ont enfin décidé : la
vie n'était plus possible dans ces conditions. Ma famille partirait en
métropole par avion et moi, je suivrai un peu plus tard, en voiture, par
la piste du Maroc, via Oujda, pour m'embarquer à Melilla au Maroc
espagnol, avec l'aînée de mes filles, âgée de dix-sept ans, après avoir
confié mes meubles et mon matériel à un garde-meuble de Colomb Béchar.
Mais ce qui suivra est encore une autre histoire.
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