MÉDECINE ET POLITIQUE

J'ai démissionné de l'armée et demandé ma mise à la retraite. Après mon dernier séjour au Sahara, j'avais été nommé Médecin-chef de l'Ecole militaire enfantine Hériot, à La Boissière Ecole, près de Rambouillet : belle voie de garage pour moi, à 43 ans, après l'activité intense que fut la mienne au Sahara.


Deux cents enfants d'âge scolaire, récupérés par l'armée, orphelins de père tué en Indochine ou résultat de la séparation prolongée des familles, sont ici pour continuer leurs études primaires et, peut-être, tenter, par voie de concours, d'entrer dans une Ecole d'Enfants de Troupe. Tous font partie de ce qu'il est habituel de ranger dans les "cas sociaux", ballottés entre le père, quand il n'a pas été tué en Extrême Orient, et une mère parfois lassée d'absences trop longues et trop renouvelées.


Des instituteurs sont chargés des diverses classes, des moniteurs tentent de remplacer les parents absents ou séparés, pour donner aux enfants l'illusion et peut-être l'impression d'avoir trouvé un foyer. Tous les frais sont à la charge de l'armée.


L'infirmerie tient une grande place dans cet univers un peu factice : les enfants sont plus fragiles, au moins psychiquement.


Je suis donc chargé de veiller sur leur santé, physique et morale... secondé par une soeur de St Vincent de Paul (soeur Jo), toute de dévouement et de compétence : infirmière diplômée d'Etat, elle est en plus préparatrice en pharmacie, ce qui en fait un des piliers de l'école.


Je m'en aperçois rapidement : pas un cas de rougeole, d'oreillons ou de scarlatine n'échappe à son oeil infaillible et, le matin, après la visite, je n'ai plus qu'à signer le cahier réglementaire. Tout est fait, mâché, mis en ordre. En fait, je deviens une machine à signer la paperasse !


Le personnel enseignant et les cadres, fort heureusement, échappent à son contrôle, ce qui me permet de continuer à "faire de la médecine". Il y a des hommes, des femmes et des enfants qui meublent mes nombreux loisirs.
 

Entrée de l'Hôpital d'Adrar

 

Le travail ne m'étouffe donc pas et je peux tout de même me consacrer un peu plus à ma famille- la grande abandonnée de mon aventure saharienne. Mon épouse malade doit faire plusieurs séjours dans les hôpitaux militaires de Paris (Beghin, Val de Grâce) et je joue pendant des mois au père de famille avec six enfants qui accaparent une grande partie de mon temps libre. Merci, Soeur Jo !


Et puis un jour, un an plus tard, tous les calculs (1) faits et refaits par un ami de l'Intendance militaire, je donne ma démission. Vingt-cinq ans de service, quarante annuités glanées en Afrique du Nord et au Sahara... Je pars.


Le Directeur du Service de Santé, au ministère, me convoque pour connaître les raisons de cette décision inattendue.


La guerre d'Algérie continue. Aurais-je peur d'y retourner ? Le patron fait un bond dans son fauteuil quand je lui confirme mon intention de démissionner... pour me retirer à Colomb Béchar ! puisque je suis libre de choisir mon dernier "point de chute".


Finies les séparations familiales chaque année pour l'été, finis les congés accordés ou refusés suivant les nécessités du service : je suis libre en fin de mon destin et de celui de ma famille, après vingt-cinq ans d'obéissance totale et de tous les instants.


Nous voguons vers Colomb Béchar où je m'installe le 20 septembre 1960, à titre privé, comme médecin généraliste, dans un petit appartement en bordure de la Place Lutaud (Place des Chameaux). Trois confrères sont déjà sur place, mais je n'y serai pas de trop, l'agglomération comptant soixante mille habitants avec Kenadsa et Deb-Deba, qui constituent la banlieue de Colomb Béchar.


Je n'ai pas grand-peine à me faire une clientèle, bientôt envahissante, dix-huit mois après avoir quitté l'hôpital militaire de Colomb Béchar dont j'assurais la chefferie avec le titre de médecin consultant de la Z.O.S.(2) Tout le monde m'a accueilli, sans mon képi amarante cette fois, mais avec une confiance qui me rassure
 


(1) Il faut tenir compte du temps réel de service, des bonifications pour campagnes (Seconde Guerre mondiale), captivité, séjours outre-mer, heures de vol en avion pour les besoins du service, décorations, citations diverses... ces calculs ne sont pas faciles. Dans mon cas, ce total se résume ainsi : 39 ans, 11 mois et 33 jours = 40 annuités, donc retraite complète.
(2) Zone Ouest Saharienne : zone militaire comprenant tout l'ouest du Sahara, bordée au nord par le département d'Oran, à l'ouest par le Maroc et la Mauritanie, au sud par l'A.O.F. et à l'est par la zone est saharienne.