Boukhechba dort, les joues creuses, les traits tirés
accusant enfin la fatigue des trois jours de souffrance qu'il vient de
vivre.
Et puis il se réveille, tout doucement, entretenu dans une semi-conscience
par mes drogues. Le lendemain, 40º, frissons, transpiration... sans doute
un accès de paludisme réveillé par son accident. Je vérifie au microscope
: c'est bien le palu ! Mais pendant trois jours, je n'en mène pas large.
Je crains le pire, ce qui, pour moi, serait une catastrophe ! A Alger,
personne ne me pardonnerait de n'avoir pas évacué ce personnage
légendaire.
Je dois avoir la "Baraka". Le quatrième jour mon vieil ami me dit qu'il ne
peut rester dans un lit aussi haut, qui lui donne le vertige... ce qui
explique la montagne de coussins et d'oreillers qui le calent en tous
sens. Il veut rentrer chez lui. Il a d'ailleurs fait préparer sa "chambre"
:
"J'ai fait transporter chez moi deux camions de sable... j'y serai très
bien".
Le nomade se réveille en lui, c'est bon signe et je m'incline : il
rentrera chez lui.
Je lui ai rendu visite, bien entendu, souvent sans qu'aucune raison
médicale puisse le justifier... pour le plaisir ! Je l'ai donc trouvé
allongé sur sa petite dune personnelle, comme il avait l'habitude de le
faire au cours de ses tournées. Son corps moulé dans le sable s'y relaxait
à merveille et il suffisait de le changer de place de temps en temps pour
refaire son lit et une pelle permettait d'éliminer ses excretats
physiologiques avec plus de confort qu'avec un bassin de lit. Là, sur le
sable, il m'a fait une leçon d'anatomie, m'expliquant pourquoi l'os avait
cassé, à quel endroit exact, la façon dont il avait fait la réduction de
cette fracture et fait son appareillage. J'en suis encore émerveillé et je
crois bien que des secouristes diplômés n'auraient pu mieux faire. Il
avait parfaitement compris ce qui s'était passé et son instinct lui avait
dicté la conduite à tenir.
Chaque semaine, il faisait "refaire" entièrement son lit. On enlevait tout
le sable plus ou moins souillé et on lui reconstruisait une nouvelle
petite dune artificielle toute propre. Les semaines passèrent et puis, un
jour... le Grand Jour, j'ai enlevé le plâtre, remplacé simplement par un
pansement protecteur, bardé de bandes de tarlatane amidonnée placée humide
(1) qui, en séchant, faisait une sorte de
fourreau autour du moignon.
Et un jour je vins voir mon vieux Bachaga pour la dernière fois, lui
annonçant mon départ prochain pour d'autres cieux après trois ans de
séjour à El-Goléa. Il en fut tout interdit, refusant de croire à cette
nouvelle, puis forcé de s'incliner devant les ordres de mes supérieurs,
finit par l'admettre. Mais alors il faillit se fâcher tout rouge.
"Si tu pars, c'est à moi de me déplacer pour te dire adieu !"
J'eus beau lui expliquer que ce déplacement de quatre kilomètres environ
était bien imprudent pour ce moignon dont je ne pouvais contrôler la
guérison faute de radiographie. Rien n'y fit !
Et le jour de mon départ, installé dans la cabine du camion qui m'emmenait
vers le nord, j'ai vu arriver une voiture qui disparut dans une petite rue
perpendiculaire. Et de cette ruelle j'ai vu sortir quelques instant plus
tard mon vieux Boukhechba... avec son pilon, s'appuyant sur deux cannes,
venant à moi lentement, mais sans un faux pas, tout seul... à pied.
Son visage exprimait une souffrance énorme - son moignon devait le faire
horriblement souffrir - mais aussi une volonté que rien n'aurait pu faire
reculer.
Il s'est approché, m'a donné l'accolade. J'ai vu alors qu'il transpirait à
grosses gouttes et ce n'était sûrement pas à cause de la chaleur. Puis,
toujours seul sur ses deux cannes, traînant son pilon, il a regagné la
voiture dans la ruelle, souffrant sans doute, mais heureux et fier de son
exploit. Ce jour-là, j'ai compris pourquoi les Chaambas, même ses ennemis,
disaient de lui : "C'est un homme".
Quelques années plus tard, après l'indépendance de l'Algérie, j'ai su que
mon vieux Boukhechba avait été exécuté par des "fellaghas" du cru... sans
jugement, uniquement en raison de son attachement indéfectible à la
France... et je n'ai pas compris.
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