L'hôpital occupait certes une grande partie de mon
temps, mais cette activité sédentaire était insuffisante. Il était
impensable "d'attendre le client" à domicile, en ce pays peu évolué, où la
seule instruction était dispensée par les écoles coraniques, refuges de
toutes les superstitions (1) en même temps
que de toute éducation religieuse.
En raison des distances et de l'importance réduite des divers douars ou
villages, il était impossible d'installer assez d'écoles pour subvenir au
besoin de SAVOIR des enfants. Ces écoles existaient bien dans les centres
les plus importants et les moyens financiers ne permettaient pas
d'instaurer un service de ramassage scolaire. Donc, beaucoup d'enfants ne
pouvaient pas être régulièrement scolarisés et les parents leur faisaient
fréquenter l'école coranique du douar... école dirigée de façon plus ou
moins compétente, au moyen surtout d'une longue baguette, par un Taleb
souvent autodidacte. Les enfants y apprenaient surtout à réciter par coeur
les sourates du Coran -toute erreur étant immédiatement sanctionnée par un
grand coup de baguette sur la tête - et à écrire l'arabe littéraire qu'ils
ne parleraient et n'écriraient jamais, sorte de langue morte équivalente
au latin pour nos collégiens.
Ils y apprenaient aussi toute la tradition orale de la tribu, toutes les
superstitions pseudo-religieuse et recettes médicales ressemblant à celles
de notre M. Purgon, plantes bien sûr, mais aussi d'autres ingrédients tels
que tête de vipère ou queue de scorpion, sans oublier le côté magique
d'une sourate placée dans un petit étui de peau, par exemple, et portée en
amulette.
Tous ces gens ne se déplaçaient jamais ou presque hors des limites du
village, car si le Sahara est connu pour ses nomades se déplaçant de
pâturage en pâturage au gré des saisons et des pluies, il n'en est pas
moins peuplé de nombreux groupes sédentaires : cultivateurs, artisans ou
commerçants. Il fallait donc que le médecin fasse le tour des douars de la
circonscription, les malades ayant du mal à se rendre aux consultations.
Il fallait donc organiser des tournées médicales.
Sur tout le territoire étaient installés des "Biout el Ainin", sortes de
postes de secours dirigés par un infirmier, non diplômé bien entendu,
formé par le médecin du centre de l'assistance médico-sociale et
reconvoqué de temps en temps par le médecin pour vérifier l'orthodoxie de
ses pratiques et redresser sa tendance naturelle aux "déviations"
thérapeutiques ou techniques, comme par exemple le fait de faire bouillir
les seringues 9 minutes au lieu de 10, pour économiser un peu de temps et
de travail, aux dépens de la stérilisation.
Et, chaque mois, il fallait donc visiter tous les douars de la
circonscription (il aurait donc fallu deux médecins pour assurer à la fois
le service à l'hôpital et les tournées, mais il était déjà bien difficile
de mettre un médecin dans chaque centre !), laissant chaque semaine
l'hôpital pour trois ou quatre jours à l'infirmier-major (non diplômé)
nanti des plus strictes consignes et restant en liaison radio avec le chef
d'Annexe, lequel contactait le médecin en tournée en cas d'urgence.
L'organisation de ces tournées posait non seulement un problème de temps,
mais aussi d'organisation. Il fallait prévoir les jours et les heures de
passage dans chaque village, la halte de midi pour le déjeuner, la halte
du soir pour le dîner et le sommeil. Et tout cela n'était pas si facile,
contrairement à ce que l'on pourrait croire. Chaque halte dans chaque
village devait obligatoirement avoir lieu à chaque fois en un endroit
différent. Chaque repas du midi devait avoir lieu à chaque fois chez un
hôte différent, chaque repas du soir chez un caïd afin de ménager les
susceptibilités des notables, caïds et aghas (2),
se disputant l'honneur de recevoir le Toubib et sa suite. Le programme de
chaque tournée était donc un véritable casse-tête et devait être établi
assez longtemps à l'avance pour que chaque chef de douar en soit prévenu à
temps pour en informer la population et les infirmiers.
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