Je m'attendais à tout, mais j'avoue n'avoir
jamais envisagé le problème sous cet angle et, remerciant El-Yazid pour
ses explications, je rentrai chez moi pour prendre une bonne douche et un
café "serré" avant de commencer ma nouvelle journée de travail. Je restais
un peu sceptique tout de même, admirant l'esprit de répartie d'El-Yazid
qui avait si bien su me remonter le moral après cette catastrophe.
J'avoue bien humblement que j'aurais toujours cru à une bonne histoire
digne des Mille et Une Nuits si, le lendemain, je n'avais reçu chez moi,
de la part d'Embarek, un agneau gras, à point pour être transformé en
méchoui, ce qui lui arriva le dimanche suivant.
Des incidents de ce genre ne se terminaient pas toujours de façon aussi
dramatique. Et quelques mois plus tard je me suis retrouvé dans une
situation presque identique : un accouchement qui traîne... un bras qui
passe... quatre jours de dromadaire pour arriver à El-Goléa et Aicha
n'était pas belle à voir.
L'enfant est mort, bien sûr. Il m'a fallu littéralement découper le foetus
dans le ventre de sa mère (1) et l'extraire
par morceaux, l'utérus rétracté ne permettant pas un accouchement normal,
et finir par une cranioclasie (2)sur tête
dernière pour avoir raison de cette tête enclavée en ménageant au maximum
les tissus maternels. N'étant pas chirurgien, je ne m'étais pas senti apte
à tenter une césarienne. Délivrer la femme était une urgence.
Révision utérine rapide après délivrance artificielle manuelle. Et puis, à
la grâce de Dieu (ou plutôt Allah), ma main repart dans cette matrice
vide. Elle contient deux paquets de sulfamides en poudre. J'en badigeonne
toute la cavité. Pas ou peu d'hémorragie. La Post Hypophyse en vient
facilement à bout.
J'injecte 1 gramme de streptomycine dans une fesse, un million d'unités de
pénicilline retard dans l'autre et à ce régime, tout va bien pendant trois
jours.
Le quatrième jour, le mari vient chercher sa femme ! Il retourne aux
pâturages, provisions faites pour l'année. Alors, il lui faut emmener sa
femme !
J'ai beau lui expliquer (El-Yazid également) qu'il prend un gros risque,
que sa femme peut mourir en route d'hémorragie ou d'infection : rien n'y
fait et il repart avec ses dromadaires chargés... Aicha soigneusement
installée dans une sorte de palanquin couvert dont la seule vue me donne
le mal de mer. La petite caravane disparaît à l'horizon et la vie reprend
son cours.
Plusieurs mois plus tard, circulant à pied dans les souks pour y vérifier
les conditions d'hygiène des "Hanouts" ou boutiques, on m'interpelle en
arabe. Une femme voilée est derrière moi, j'en aperçois l'oeil unique qui
émerge du haïk.
"Alors, Si Toubib, tu ne me reconnais pas ?" La voix n'est pas
inconnue.
"Avoue qu'avec ton voile, ce n'est pas facile. Si tu ôtais ton haïk, je
te reconnaîtrais sans doute."
Le fantôme blanc se dévoile et rit de toutes ses dents : c'est Aicha, bien
entendu.
Avant d'avoir pu lui demander des nouvelles de sa smalah ainsi que le veux
la coutume, elle tapote doucement son ventre et me dit : "Tu vois, je
ne suis pas morte ! Et il y en a un autre ! " Compliments d'usage et
je continue ma route.
Mais pendant des jours, j'ai essayé de comprendre comment elle avait pu
échapper à l'infection, comment elle avait pu survivre au pâturage et
comment elle avait pu "récupérer" au point d'être enceinte moins d'un an
après mon abominable intervention !
C'est beau, tout de même, la sélection naturelle. Car je ne doute pas un
seul instant que toute autre femme dite "évoluée" aurait au moins conservé
une métrite, une salpingite, une obstruction tubaire
(3) rendant impossible toute nouvelle
grossesse. Enfin ! Inch'Allah, disent les musulmans. Et moi, je dis
"chapeau" devant l'affirmation d'une telle Foi.
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