Ces derniers se chargeaient alors de rassembler en un
endroit prévu les anciens malades, les nouveaux malades, les gens en
traitement au long cours (paludisme, syphilis, tuberculose) pour nous les
présenter à l'instant du passage, avec le cahier des soins tenu en deux
langues : arabe et français.
J'étais toujours accompagné dans ces tournées médicales du même infirmier,
choisi tout particulièrement pour sa connaissance complète du "terrain" et
ses aptitudes techniques très sûres, en même temps que pour la sûreté de
ses fonctions d'interprète, ainsi que pour la réputation qu'il avait su se
faire auprès de ses coreligionnaires quant à sa droiture et à son
orthodoxie religieuse. En somme, ce qu'on pourrait très exactement définir
en très peu de mots : "L'homme de confiance". Le mien s'appelait Mohamed.
Né a Adrar, il avait été formé depuis son enfance par les médecins
successifs. Il était recommandé à ces derniers de connaître l'arabe, mais
cela n'était pas imposé et de toutes manières, certaines subtilités leur
auraient échappé, même après des années d'exercice dans la région.
Le plan de tournée établi et correctement minuté était donc diffusé dans
chaque douar par un courrier spécial et, au jour dit et à la minute près,
nous partions, Mohamed et moi conduisant à tour de rôle le "camion-consultation"
qui, en dehors des cantines pleines de médicaments, comportait un espace
aménagé en salle d'opération table, scialytique
(1) et boîtes stériles. Et nous partions...
Alors, le scénario se déroulait, invariable mais avec ses imprévus, au gré
des urgences ou des pannes mécaniques ! Combien de fois ai-je maudit le
vent et le sable qui se liguaient pour transformer la piste en une
succession de chausses trappes où mon camion prenait un retard
intempestif.
A chaque arrêt, le chef de douar nous attendait et la cérémonie commençait
par l'inévitable thé à la menthe accompagné de dattes, petit lait aigre (l'ben),
biscuits secs, arachides grillées, galettes d'orge assaisonnées de beurre
rance (2) mêlé de piment, omelettes à la
goullah aussi fines que nos crêpes dentelles et cuites sur une amphore de
terre à peine graissée et chauffée à même la braise.
Ce n'est qu'après nous être pliés à ces exigences de l'hospitalité que
nous avions le droit de travailler. L'infirmier nous faisait son rapport,
nous montrait les nouveaux malades, puis les anciens. Je lui donnais des
ordres par écrit, en français et Mohamed traduisait et écrivait en
arabe... et nous repartions.
A midi, nous arrivions chez un grand chef pour déjeuner. Après quatre ou
cinq étapes identiques, il fallait encore trouver la force ou le courage
de manger : amuse-gueule divers, chorba, méchoui, couscous, dessert.
Refuser était absolument impossible sous peine d'offense grave à notre
hôte. Et j'avoue que jamais politesse ne m'a parue aussi pénible.
Après une courte sieste, indispensable pour nos estomacs, nous reprenions
la route pour un nouveau calvaire gastronomique de quatre ou cinq étapes
avant celle, plus longue, de la nuit. Là encore, le chef m'ayant réservé
sa plus belle chambre, y ayant entassé quelques tapis en guise de matelas,
il fallait participer à une nouvelle "diffa" (3)
où étaient invités tous les notables du cru. Et nous reprenions le cycle
infernal des dattes, du petit lait, des arachides, des biscuits secs, des
omelettes, de la chorba, du méchoui, du couscous... trop heureux quand, au
dessert, il y avait une pastèque pour faire passer le goût obsédant du thé
à la menthe.
La coutume veut en effet que le thé se compose de trois verres successifs
: le premier, très fort a le goût du thé; le second donne le goût de la
menthe; et le troisième ( les enfants y ont droit ) donne celui du sucre.
Après trois jours de tournée, ce thé devenait une véritable obsession !
Nous en buvions vingt à trente fois par jour... trois verres à chaque
fois, au moins. Impossible d'y échapper. C'est plus qu'une coutume, plus
qu'un rite, une véritable cérémonie propitiatoire, presque une initiation
indispensable à l'hospitalité arabe.
Cette hospitalité n'est pas un mythe. Elle surprend et ravit à la fois. A
chaque tournée, nous étions reçus comme des invités de choix : tam-tam,
coups de fusil, danses et chants accompagnaient nos agapes plus ou moins
relevées suivant le rang de notre hôte. Et nous y avons toujours trouvé
l'accueil le plus attentionné.
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