Un peu perdu au milieu de ces chairs dématiées, je
plonge (le mot n'est pas trop fort) dans une vulve informe et, après
versions par voie externe, j'extrais... deux enfants, morts depuis
plusieurs jours sans doute, ce que confirme l'examen des téguments qui se
détachent par lambeaux.
Du sang... ! A flots. Je décolle le placenta et fais une révision utérine
complète. J'injecte de la post-hypophyse directement dans le col utérin
qui se contracte presque aussitôt.
L'anesthésie est terminée depuis longtemps. Mais tout ceci fut tellement
rapide !
Je me relève enfin et lance un coup d'oeil complice à El-Yazid qui
maintient la tête de la malade. Et voilà du beau travail ! De quoi épater
les populations laborieuses d'El-Goléa... et d'autres lieux, qui n'ont
plus de raison de ne pas croire en notre Sainte Mère, la Médecine !
Mais El-Yazid a un air bizarre qui devient bientôt sombre... tandis que
j'entends une espèce de borborygme. Je me précipite. Le pouls est
impalpable, le coeur ne bat plus. J'entame immédiatement la respiration
artificielle (le bouche à bouche et le massage cardiaque externe n'étaient
pas encore entrés dans les moeurs médicales). Je pique : intraveineuse,
intracardiaque... et tout s'écroule : ma malade est morte.
Où est mon triomphe dont j'étais si fier ? Décidément, nos anciens avaient
raison : la roche tarpéienne est près du Capitole.
Accablé, honteux, confus, je charge El-Yazid d'annoncer la nouvelle au
mari qui attend derrière la porte. Aucune hésitation, il y va sans se
faire prier et revient avec Embarek qui me demande simplement : "As-tu
un brancard ?"
Bien sûr. Nous y chargeons la mère et ses deux enfants. Je n'ose regarder
et repasse en mémoire tout ce que j'ai fait, tout ce que j'aurais dû
faire, tout ce que je n'ai peut-être pas su faire... Et le convoi funèbre
s'enfonce dans le clair-obscur du matin naissant, après qu'Embarek m'eût
serré les mains en murmurant "Barraka Allah Ou Fik" (Que la
bénédiction d'Allah soit sur toi).
Un instant anéanti, je range mes "outils" et m'adressant à El-Yazid, je
lui demande les raisons de ce comportement pour le moins bizarre à mes
yeux : cet homme me remercie alors que je viens de tuer en même temps sa
femme et ses deux enfants. En fait, je lui ai rendu trois cadavres. Je lui
avoue ne rien comprendre à tout cela et El-Yazid me regarde doucement, me
sourit gentiment et me dit :
"Cà, Si Toubib, tu ne peux pas comprendre ! Ce sont des choses
"arabes".
-"Enfin, El-Yazid, tu sais que je ne vous veux que du bien et que je ne
demande qu'à comprendre pour vous aider de mon mieux."
Après avoir insisté longuement, sentant que mon fidèle infirmier aurait
bien voulu parler mais que je ne sais quel respect humain l'en empéchait,
j'ai fini par le confesser, le mot a toute sa signification, et la réalité
a dépassé d'un seul coup tout ce que j'aurais pu imaginer.
Et voilà ce qu'El-Yazid m'a dit, un matin de juin 1951, sous les premiers
rayons du soleil, alors que nous finissions de remettre un peu d'ordre
dans ma petite salle d'opération d'El-Goléa.
"Dieu a créé la femme pour avoir des enfants. C'est son premier devoir
et qu'importe s'il doit lui coûter la vie : si elle a mené sa tâche à
bien, le paradis d'Allah lui est grand ouvert en toute béatitude.
"Mais malheur à celle qui n'aurait pas su achever ce travail sacré, elle
est maudite et ne connaîtra jamais les joies célestes, quels qu'aient été
ses mérites par ailleurs.
"Alors, tu comprend, Si Toubib. Embarek savait très bien que sa femme
allait mourir, mais il fallait absolument, pour son repos éternel, qu'elle
soit délivrée avant de mourir. Il fallait que ses enfants et le placenta
aient été expulsés de son corps. C'est la seule question qu'il m'a posée
quand je suis sorti pour le prévenir.
"Tu as fait tout ce qu'il fallait pour que sa femme le précède au Paradis,
puisqu'elle n'est morte "qu'après" et il t'en gardera une éternelle
reconnaissance."
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