Tous les jours n'étaient pas drôles au Sahara
en 1956-57. Isolement du reste du monde. En plein midi, quand le soleil
chauffait, même les ondes de la radio ne passaient pas et il fallait
attendre le crépuscule pour récupérer le contact : radio Alger ou radio
Monte Carlo habituellement. Pas de télévision bien sûr. Du soleil à
profusion. Pas questions de cinéma ou de concert
(1) : seulement le vide qu'il fallait bien meubler.
Il me revient deux anecdotes cocasses qui nous ont bien diverties pendant
quelques jours et dont nous parlons parfois avec des amis. Elles nous font
toujours rire.
A cette époque, je venais d'être muté à Colomb-Béchar comme médecin-chef
de l'hôpital militaire. Mon épouse, pour changer un peu l'ordinaire, avait
acheté au marché quatre poules afin d'en obtenir, à coup sûr, des oeufs du
jour : ceux que les paysans vendaient sur le "souk" étant fort suspects
quant à leur date de naissance.
Nous avions donc quatre petits volatiles qui picoraient dans la cour,
derrière notre maison jumelée à celle du chirurgien de l'hôpital... cher
vieux Maurice et nous contemplions chaque jour notre volaille qui semblait
apprécier nos menus. Et puis, un jour, il nous a semblé, au lever du
soleil, entendre un cri... qui ne pouvait être celui d'une poule. Au fil
des jours, ces cris curieux se sont affirmés de plus en plus clairement :
cette poule-là était un coq ! Et dans les jours qui suivirent, les trois
autres poules se sont mises à imiter leur aîné ! Nous avions quatre coqs.
Adieu oeufs frais, omelettes baveuses et autres "laits de poule".
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Et mon chirurgien m'a fait quelques remarques, d'abord
ironiques quant à nos capacités à sexer les volailles... puis un jour, un
peu plus acerbes quand, appelé pour une urgence nocturne, il se fit
réveiller plus tôt qu'il n'eût voulu, au son de cocoricos de plus en plus
sonores. Nous avons vite coupé court à ces petites scènes aigres-douces...
en coupant le cou de nos quatre poules transsexuelles !
En guise de représailles, le chirurgien avait demandé à manger lui-même
les quatre cous, causes de ces réveils intempestifs, ce qui fut fait au
cours d'un repas commun avec femmes, enfants et quelques bonnes
bouteilles. Le calme était revenu dans notre groupe.
Du moins le croyons-nous. Ce ne fut qu'un répit. Notre chirurgien, gloire
soit rendue à ses prouesses en salle d'opération, se vit un jour doté d'un
mignon petit agneau, témoignage de reconnaissance d'un musulman opéré
gratuitement, comme tous les autres d'ailleurs, mais qui avait quelques
biens et une certaine fierté.
L'agneau, trop jeune pour être sacrifié, s'était fait un ami un peu
particulier : le chien du chirurgien, sorte de chien jaune de races
incertaines mais certainement multiples, que son maître menaçait d'exil à
Tindouf à 750 kilomètres de là, vers la Mauritanie quand ce
carnivore s'en prenait au linge qui séchait sur le fil, dans le jardin,
déchirant à belles dents chemises, pantalons, couvertures et comble
de bonheur pour le chien la lingerie féminine de l'épouse du
chirurgien.
Et, à longueur de journées, nous voyions défiler le chien jaune suivi de
l'agneau bêlant de tout son coeur. Le chien ouvrait les portes, l'agneau
suivait : cortège cocasse s'il en fut, mais gênant, en fin de compte. Nos
deux maisons jumelles faisaient partie de leur territoire et les
aboiements du chien se mêlaient aux bêlements de l'agneau quand une porte
refusait de s'ouvrir. Adieu au calme des soirées en famille. C'était le
coup de nos poules qui se renouvelait et cela ne pouvait pas continuer.
Mon chirurgien eut une idée géniale : il suffisait d'opérer le mouton, de
lui couper les nerfs récurrents qui commandent les cordes vocales pour
être enfin débarrassés des "béé-béé" qui nous importunaient.
Et un après-midi, nous partîmes, Maurice et moi, vers le bloc opératoire
salle septique, bien entendu pour exercer nos talents d'O.R.L. sur
ce mouton trop bavard.
Un coup de téléphone m'arrête à l'entrée des lieux choisis et je suis
contraint d'abandonner mon chirurgien : le général commandant la Z.O.S.
(Zone Ouest Saharienne) désire me voir sans délai. Je pars, laissant le
mouton et mon chirurgien en tête à tête.
Deux heures plus tard, j'étais de retour et me précipitais chez mon ami
qui, ayant opéré sous anesthésie locale, surveillait "tendrement" les
réactions de son dernier malade. Tout semblait normal. Le mouton broutait
un peu d'herbe dans la cour, pansement autour du cou et tenu en laisse au
bout d'une longue corde. Il ne paraissait pas souffrir le moins du monde.
Une "anisette" bien fraîche nous permit de fêter le début de la
convalescence de notre mouton qui n'émettait plus aucun son. Belle chose
que la chirurgie, quand même !
Le lendemain matin, je pris des nouvelles du mouton qui paraissait
toujours aphone quand, au moment de rentrer chez moi, j'entendis un bruit
curieux. Non ! Pas un bêlement? Une sorte de gargouillis confus, mais avec
tout de même un son bizarre. Puis un autre. Un troisième... et puis éclata
un "béé" magistral : le mouton aphone ne l'était plus du tout à mesure que
l'anesthésique se dissipait doucement.
A midi, le chien avait retrouvé son copain bêlant de tout son coeur en
reprenant son éternel défilé à la suite du fameux chien.
J'interrogeai, du regard, mon ami chirurgien qui, riant de toutes ses
dents, me dit tout simplement : "Tout le monde peut se tromper... et après
tout, l'anatomie du mouton n'est pas mon fort !" Qu'avait-il bien pu
couper au cours de l'opération ? Personne ne l'a jamais su et ne le saura
sans doute jamais car le mouton, quelques jours plus tard, finit son
existence comme mes quatre fausses poules : sous forme d'un méchoui bien
sympathique. Et le chien eut même droit à quelques résidus de son ancien
camarade de jeu, qu'il ingurgita avec délice, mais apparemment sans aucun
remord.
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