"Pour ressouder à l'arc les ridelles d'un
GMC quelque peu malmené par la piste, Marroki s'est fait un escabeau d'un
vieux fût d'essence de 200 litres. Ce fût venait tout juste d'être vidé de
son essence et la bonde n'avait pas été revissée. Et, debout sur ses 200
litres de vapeur d'essence, Marroki avait fait jaillir une gerbe
d'étincelles avec son arc électrique... et tout avait sauté, arrachant le
fond du tonneau en même temps que les deux jambes du malheureux soudeur !"
Bilan rapide après réenfilage de la blouse : la jambe gauche est
littéralement pulvérisée à mi-tibia ; la jambe droite est fracturée en
plusieurs points. Des os ont traversé la peau. Deux garrots ont été mis en
place.
Mon inspecteur, un peu effaré, contemple le tableau... et je l'invite :
"Il faut opérer tout de suite. D'habitude je le fais sans aide... vous
allez pouvoir me seconder". Il a un geste de recul: "Il y a bien
longtemps que je n'ai pas mis les gants !"
J'insiste. Mon infirmier lui trouve une blouse et nous passons en salle
d'op. El Yazid a préparé les champs, lavé, rasé, désinfecté les jambes de
la victime. Si je veux éviter la mort du blessé, il faut au moins amputer
à gauche pour arrêter l'hémorragie et éviter l'infection dans ce magma
informe qui fut un mollet (1).
Et nous amputons la jambe gauche.
A droite, la jambe n'est pas très belle : des esquilles pointent. Mais la
circulation se fait, sans hémorragie, le pouls pédieux paraît normal..
Je n'ai même pas de radioscopie, ce qui simplifierait tout de même le
bilan. Je ne peux quand même pas amputer deux jambes à la fois !
Je nettoie les plaies. Nous faisons une hémostase, c'est-à-dire un arrêt
du saignement, aussi complète que possible, nous installons ce membre
"en traction" dans une attelle "de Lardenois"(2)
et le malade rejoint son lit.
Il est quinze heures trente quand nous nous mettons à table, le repas
ayant été maintenu au chaud par ma femme. Les classes se terminent à
dix-sept heures. L'inspection fut donc des plus brèves.
Pendant ce temps, le capitaine Mouret a demandé à Alger un avion sanitaire
(JU 52) qui arrive vers dix-sept heures trente, alors que se lève un léger
vent de sable. L'appareil prend la piste, et alors qu'il a presque fini de
rouler, le demi-train gauche tombe dans un trou de "fech-fech".
L'avion fait un magnifique "cheval de bois". Le demi-train est
cassé, il faut demander un autre appareil.
L'heure déjà tardive ne lui permettant pas d'arriver avant la nuit (le
terrain n'est pas balisé), il faut attendre le lendemain matin.
Mauvaise nuit pour tout le monde ! Le malade délire malgré les calmants,
les antibiotiques, mais je n'ai pas de sang pour une transfusion qui
serait bien utile, le malade ayant perdu beaucoup de sang.
Le lendemain matin, le JU sanitaire et le Lockheed de la S.A.T.T. se
posent presque en même temps.
L'équipe militaire de dépannage va voir les dégâts de l'atterrissage
manqué pendant que nous installons Marroki dans l'avion qui décolle sans
incident, suivi, quelques minutes plus tard par le petit Lockheed à bord
duquel se trouve mon médecin inspecteur. Et au moment du départ il m'a dit
: "J'espère que ce n'est pas tous les jours la même chose !"
Trois mois plus tard, j'ai vu Marroki débarquer d'un autre JU sanitaire...
un pauvre Marroki, privé de ses deux jambes. Les chirurgiens d'Alger
n'avaient pu sauver sa jambe droite et l'avaient amputé au-dessus du
genou. Sans ce maudit accident d'avion, Marroki aurait peut-être conservé
cette fameuse jambe.
Le Sahara ne pardonne pas, même aux innocents. Et Marroki, stupéfiant de
force morale, s'est construit tout seul un fauteuil roulant, grâce aux
pièces prélevées sur son vélo qui ne lui servirait jamais plus...
Pendant des mois, j'ai vu passer mon brave Marroki, jusqu'au jour où il
m'a fait appeler. Il était malade, toussant, grelottant de fièvre sur sa
natte. Je l'ai admis à l'hôpital et j'ai essayé de comprendre. Pas de
paludisme (j'ai fait au moins 10 lames de sang). Toujours pas de
radioscopie, mais ses crachats fourmillaient de B.K(3).
J'ai donc renvoyé Marroki à Alger.
Il n'en est jamais revenu. Il y est mort quelques mois plus tard, vaincu
par cette tuberculose sans doute contractée au contact de la civilisation.
Son organisme, vierge de toute atteinte bacillaire, débilité par son
accident, n'avait pu résister.
Son fauteuil roulant est longtemps resté devant sa porte et puis il a
disparu, lui aussi, pièce par pièce, boulon après boulon, lentement
démonté, démantelé par les gosses du quartier qui l'ont transformé en une
sorte de traîneau à roulettes qu'ils utilisent un peu comme une luge sur
le sable.
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