Les "nourrissons" présentés sont sales, couverts
de mouches et leurs yeux suppurent. Les soeurs blanches font de leur mieux
en organisant une suite de concours du "bébé le plus propre", qui a
droit à une récompense... en vain ! Un jour, une mère m'en donne elle-même
l'explication : l'eau de la séguia, alimentée par un puits artésien, n'est
pas bonne : elle donne mal aux yeux. Son origine souterraine est plus ou
moins entachée d'une tare infernale. Je me renseigne : la croyance est
bien établie dans toute la tribu. Il faut donc que je me dévoue, que je me
lave le visage à grande eau, en public, sans m'essuyer, pour leur montrer
que la malédiction n'existe pas et qu'il n'y a rien à craindre. Et chaque
semaine je replongerai la tête dans l'eau de la séguia. Les bébés seront
un peu moins sales au cours des mois suivants.
Il n'est pas toujours aussi facile de convaincre, et en particulier la
tribu des "Ouled Aïcha" se montre particulièrement réticente.
En plein centre de la palmeraie, tout près des jardins de l'Annexe, vivent
donc ces "Ouled Aïcha", réfractaires à tout progrès, refusant
systématiquement tout ce qui n'est pas inscrit dans le Coran ! Des
irréductibles, en somme, bien tenus en main par leur Taleb
(1), des intégristes avant la lettre en
quelque sorte.
Nous y passons quand même chaque semaine, les soeurs blanches et moi, sans
grand espoir, mais il faut bien faire acte de présence. Un an est passé
depuis mon arrivée à El-Goléa et malgré nos incursions hebdomadaires les
Ouled Aïcha s'enferment toujours dans leur accueil aussi correct que
méprisant (au mieux indifférent !).
Et puis, un jour, à l'angle de deux ruelles, nous trouvons Aïcha... ou
plutôt elle nous tombe dans les bras ! Elle n'est pas belle à voir cette
pauvre Aïcha. Dix-sept ans (environ), maigre comme un échalas, sale,
couverte de plaies et suivie de l'odeur fétide et horrible d'un vivant qui
est en train de pourrir sur pied, le Taleb de la tribu ayant renoncé à
soigner toutes ses plaies.
Abandonnée par sa famille puisqu'elle n'est "même plus bonne à marier",
nous n'avons pas beaucoup de mal à la persuader de nous suivre à l'hôpital
où nous la soignerons (gratuitement, bien entendu). Que risque-t-elle en
fait, puisque ceux de sa race, de sa famille aussi, la rejettent...
inutile, inutilisable et puante !
Nous l'adoptons donc, les soeurs blanches et moi (et tout le personnel
infirmier musulman, d'ailleurs) et l'hôpital lui paraîtra bientôt comme
une sorte de paradis : elle mange à sa faim, elle est bichonnée, douchée,
nettoyée et finit par ne plus rien sentir, que cette espèce d'odeur de
pharmacie, mélange d'iodoforme, de teinture de Benjoin, de Baume du Pérou,
d'éther et j'en passe.
Pendant des mois, nous avons soigné Aïcha (les soeurs blanches furent
admirables) et, les antibiotiques aidant, nous avons vu, lentement, notre
protégée reprendre peu à peu figure humaine. Ses plaies se sont lentement
taries, puis ont bien voulu se cicatriser, tandis qu'elle-même prenait une
autre allure. Nous étions loin de ce résidu infantile recueilli au bord du
chemin, rejeté par les siens : nous avions enfin devant nous une "vraie
jeune fille", capable d'affronter la vie, avec tous les atouts
indispensables dans ce milieu hostile.
Enfin, un jour, un an plus tard, peut-être - ses parents la croyant
certainement morte et ne nous ayant jamais demandé de nouvelles de leur
"résidu de fille" - nous avons reconduit Aïcha vers les siens, vers
ceux qui l'avaient rejetée. Elle nous en parlait souvent de cette famille
à qui elle pardonnait de l'avoir abandonnée. Et nous l'avons rendue à ses
parents éberlués de la transformation de leur fille, alors qu'ils la
croyaient morte, "Inch Allah" !
Une semaine plus tard, comme d'habitude, nous sommes (les soeurs et moi)
allés voir les Ouled Aïcha. Et, sur la petite place du village, nous avons
trouvé une foule aussi énorme qu'anormale : des femmes, des enfants, mais
pas un seul homme !
A peine arrêtée, notre Jeep fut entourée d'une foule grouillante et
chantante... et cette foule féminine chantait nos louanges ! Tout le monde
y passait : la Jeep - symbole de liaison - ; El Yazid (mon infirmier), le
père de tous ; les soeurs blanches et leur bonté ; et le Toubib, "El
Hakim"...
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Que pouvions-nous répondre à cette manifestation spontanée et imprévue
dans un tel lieu ? Mais pour la première fois, les mères nous ont tendu
leurs nourrissons mangés de mouches, leurs enfants aux yeux rongés et
rougis par le trachome.
Les hommes ne se sont pas manifestés, mais nous avons compris ce jour-là
quelle victoire nous venions de remporter dans ce pays où quoi qu'il en
paraisse, la Femme est d'une importance capitale! L'Homme y parade, fait
la roue, joue des mécaniques, éventuellement fait assaut de dialectique,
en un mot, fait le fanfaron mais reste marqué à vie par l'importance de la
FEMME, de la MERE, responsable de la future descendance, qu'il souhaite
aussi nombreuse que possible, cette femme dépositaire de tous les secrets
magiques, capables de vous rendre, dit-on, aveugle ou impuissant ! De
sorte que le mâle arabe, quand il doit prendre une décision importante, se
réfugie derrière de dernier argument permis : "Je vais demander à ma
mère", oubliant - pour ne pas dire négligeant - son père. Et ce n'est
pas le moindre paradoxe de cette société (2)
qui paraît être faite uniquement pour l'Homme et qui se trouve
profondément marquée, gouvernée même par la FEMME, bien plus agissante
qu'il n'y paraît, du fond de son harem ou derrière son "Haïk" blanc qui la
protège plus sûrement qu'aucune autre force au monde.
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