Et puis, il y a la "paperasse", les rapports
périodiques qu'il faut expédier à date fixe à la Direction du Service de
Santé des Territoires du Sud, à Alger, les commandes de médicaments, les
prévisions budgétaires puisqu'en fait je suis chargé de gérer une partie
du budget communal - celui de la santé, et que le chef d'Annexe, qui
administre le territoire, demande l'avis du médecin en ce qui concerne les
besoins sanitaires, pour faire son budget.
Je ne compte pas les imprévus : les piqûres de scorpions en été, les
urgences et les interventions prévues - il me faut aussi être chirurgien
-, les soins dentaires (j'ai même une "roulette" à pédale) et aussi
les activités vétérinaires - un bourricot à soigner ou l'assistance à une
chamelle qui éprouve quelques difficultés à mettre bas
(1), le contrôle sanitaire des viandes à
l'abattoir communal... j'en oublie certainement. Mais oui ! Le contrôle
sanitaire des "filles publiques" chaque semaine. Manaah me les amène,
dociles, en costume de fête. Elles tiennent en fait des maisons de thé (à
la menthe, bien sûr), chantent et jouent du luth - oudh arabe - pour le
client qui n'est jamais obligé de "consommer". Elles dansent aussi. En
fait, elles sont plus du style "geisha" que "respectueuse"
occidentale ; mais sait-on jamais ce que peut faire chez l'homme un
"courant d'air" vicieux ? Elles se laissent examiner sans crainte,
mais toujours en "privé" et m'ont émerveillé par leur esprit. Le
spéculum a été baptisé par elles "Zob El Bayleck" - le zizi du
gouvernement, dirait Pierre Perret. Les maladies vénériennes (l'expression
actuelle "sexuellement transmissibles" n'existait pas encore) sont rares,
mais l'administration impose un tel contrôle en souvenir, sans doute, des
fameux B.M.C. - bordels militaires de campagne - du temps de la conquête.
En fait, je ne vois pas le temps passer, au point qu'il finit par ne plus
compter pour moi (ça y est, je suis converti !), ou plutôt je ne le compte
plus. Je n'ose plus parler d'emploi du temps, c'est le temps qui
m'emploie.
Au Sahara, tout le monde fait la sieste, la "Gheila", par nécessité
en été où le thermomètre dépasse facilement 50 degrés à l'ombre, par
habitude sans doute en hiver ! Le toubib (2)
essaye d'en faire autant, mais dans ce domaine aussi je m'aperçois bien
vite que je ne dois pas me faire trop d'illusions. La "Gheila" est
sacrée pour tous, mais le toubib est au-dessus des lois, même divines !
Il y a aussi les tournées obligatoires : vaccinations diverses, dépistage
des enfants porteurs de grosses rates - réservoirs à paludisme.
Prophylaxie dudit paludisme par la nivaquine (3),
consultations des nourrissons, enquêtes épidémiologiques, tout ceci donne
lieu parfois à des scènes pittoresques.
La Nivaquine est amère et les enfants ne l'apprécient guère, d'autant
moins que leur jeune âge ne permet pas de donner des explications
satisfaisantes. Alors, pour "faire passer la pilule", nous leur donnons
après chaque prise quelques bonbons colorés. A la première séance tout va
bien, mais la semaine suivante nous épuisons très vite notre stock de
Nivaquine... et de bonbons : les enfants sont revenus faire la queue pour
avoir, outre un comprimé de Nivaquine, quelques bonbons supplémentaires.
Passe encore pour les bonbons, mais la Nivaquine risque de créer quelques
problèmes, bien que fort peu toxique. Il nous faut donc instituer un
contrôle plus ou moins sévère : c'est l'anti-doping avant la lettre.
Chaque enfant qui a pris sa dose - et les bonbons - est donc marqué à
l'oreille avec un petit tampon de Fuschine phéniquée, un colorant d'usage
courant. Mais ils arrivent quand même à resquiller, se lavant l'oreille
avec un peu d'eau et de sable.
Nous changeons donc de technique de marquage, toujours à la Fuschine
phéniquée, mais sous l'ongle du pouce. Et nous avons tout de suite
beaucoup moins de clients car, là, la Fuschine est indélébile.
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