J'ai beaucoup réfléchi avant de trouver un
titre à ces "mémoires" et ce sont mes amis "les Arabes" qui me l'ont
fourni. J'en suis un peu honteux, j'ai longtemps hésité à accaparer ce
nom, et puis je me suis persuadé qu'ils devaient avoir raison.
Tout ce que j'écris n'est que la stricte vérité, beaucoup pourraient en
témoigner ! Je cite des noms... beaucoup sont morts, la vie est
impitoyable, beaucoup sont encore vivants et se reconnaîtront facilement
au fil de mes "aventures".
Je n'en tire aucun orgueil, simplement la volonté de décrire ce qui s'est
passé au cours de cette tranche de ma vie, tout simplement. Ce qui vaut
pour moi est tout à fait applicable à tous mes amis, médecins militaires
au service d'un idéal, que certains traiteront peut-être de
"colonialiste", que résument ces quelques strophes d'un "hymne" aux "santards"
(élèves de l'Ecole du Service de Santé Militaire) :
"Et devant ceux qui font la Coloniale
"Devant ceux-là, Santards, inclinez-vous
"Car ils vont dans l'Afrique infernale
"Porter la science au pays des Bantous."
Ceci décrit parfaitement notre état d'esprit en cette année 1938 où
j'étais à Lyon, pas encore médecin, mais impatient de le devenir pour
pouvoir exporter, sans esprit de lucre, notre savoir et notre besoin
d'humanitarisme, vers les autres (le Tiers Monde n'était pas encore
inventé, du moins pas le terme) dans la suite logique de la pensée de ces
affreux colonialistes que furent Bugeaud, Galliéni ou Lyautey, nos
exemples en la matière.
C'est dire que nous n'avions aucun esprit de conquête, aucune envie de
domination envers ces "GENS" de notre empire colonial qui, à plusieurs
reprises (1914 - 1945) nous avaient donné des gages de leur attachement en
venant défendre notre commune patrie.
"C'est nous les Africains
"Qui arrivons de loin
"Venant des colonies
"Pour défendre le pays
"Et nous voulons porter haut et fier
"Le beau drapeau de notre France entière
"Et si quelqu'un venait à y toucher
"Nous serions là pour mourir à ses pieds".
Ce n'était pas du tout un mythe et si quelques uns, pour des raisons
bassement matérielles, en avaient détourné quelque peu le sens initial, il
est certain que la grande majorité de mes amis adhéraient parfaitement à
notre idée de cette France là !
Je sais que mes amis médecins ou officiers des affaires sahariennes n'ont
retiré de leurs fonctions aucun bénéfice palpable autre que celui d'avoir
fait leur devoir, souvent à leurs frais, les indemnités de représentation,
toujours forfaitaires, ne suffisant pas, et de loin, à assurer l'équilibre
de leur budget personnel. Il y avait bien, de temps en temps, quelques
compensations : deux oeufs, un poulet et parfois un agneau, mais il
s'agissait là d'exceptions.
Si le "backchich" régnait parfois, c'était toujours du fait, et au profit
des intermédiaires locaux qui savaient, EUX, faire suer le burnous à bon
escient.
Il y a eu, bien sûr, comme dans toute société organisée, des profiteurs,
des mauvais patrons, mais pas plus qu'ailleurs.
Pour ma part, j'ai toujours trouvé, chez mes amis musulmans, ce sens de
l'hospitalité qui n'appartient qu'à eux, ce sens de la justice qu'ils
vénéraient par-dessus tout, cette horreur du mensonge, cet amour de la
vérité et, surtout, cette estime pour celui qui savait s'en montrer digne.
Encore plus que nos paysans français, ils ne faisaient confiance qu'à
celui qui pouvait la mériter. Le premier contact était toujours courtois,
mais distant, jusqu'au jour où vous aviez fait la preuve de votre valeur
en tant qu'homme ! Les galons, les diplômes ou les casquettes chamarrées
ne les impressionnaient pas tant que ce qu'ils pensaient de "l'Homme"...
alors, leur fidélité était acquise, totale, irrévocable.
L'histoire paraît vouloir contredire cette opinion : je n'en suis pas
tellement certain quand je pense aux conditions dans lesquelles ils
peuvent s'exprimer : la politique et l'intégrisme religieux se combinant
pour fabriquer une façade qui cache ce qui se trouve derrière elle, mais
n'est-ce pas déjà l'Islam avec ses moucharabieh, ses voiles dont il cache
ses femmes, l'importance de ne pas "perdre la face" devant un Roumi, et
encore plus devant un coreligionnaire.
Et voilà comment, après bien des années passées en leur compagnie, de jour
comme de nuit, dormant chez eux, mangeant avec eux, supportant le même
soleil implacable, le même vent de sable, les mêmes petites misères, les
mêmes petites joies quotidiennes, un jour ils m'ont dit : "Tu es EL-HAKIM"...
El Hak, la vérité !
J'étais pour eux le SAVANT, au sens littéral du mot : celui qui sait, qui
possède la VÉRITE... et, la détenant, je ne pouvais mentir !
Ce fut ma plus belle récompense.
Medicus in aeternum et El-Hakim à la fois, quelle belle synthèse pour deux
civilisations tellement dissemblables.
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