Il m'a fallu plusieurs jours pour réagir vraiment et je me suis cru au bout de mes peines, quand le cardiologue m'a annoncé que, le lendemain, j'allais me lever. Enfin, le bout du tunnel !


Quelle déception m'attendait ce matin-là. Tout ragaillardi, je mettais les pieds au sol. Tout tournait autour de moi, mes pieds pesaient une tonne et j'avais l'impression qu'entre le sol et mes os il n'y avait plus rien. J'avais la sensation d'avoir les os à vif sur le carrelage ! Mes articulations me faisaient mal : chevilles, genoux, hanches... et cette fichue tête qui tournait sans arrêt. Je crus alors que tout était fini, que je ne pourrais jamais plus tenir debout tout seul. Horrible!


Le cardiologue m'a parlé, longuement. J'ai promis d'essayer, encore et encore. De jour en jour, j'ai retrouvé mon équilibre, mes douleurs se sont atténuées et je me suis retrouvé dans le couloir juste assez large pour que j'y trouve un mur de chaque côté où m'appuyer.


Quelques pas, quelques mètres en décomposant les mouvements naturels de la marche... et l'infirmière, Mlle Moreau, de s'esclaffer : "Tiens ! On dirait Jazy au ralenti !"
"Attendez donc la fin de mon entraînement, lui répondis-je, et nous verrons bien qui rattrapera l'autre."


Les jours passaient, mes promenades dans le couloir se faisaient de plus en plus longues. Quant à battre Jazy, c'était encore à l'étude.


Quelque temps plus tard, le Dr Roussillon me dit après la visite : "Quels sont vos projets, après votre séjour en maison de convalescence ?"
"Oh, je sais bien que la médecine générale, à la campagne, n'est plus possible pour moi... je vais chercher un emploi moins astreignant."


Ce bon cardiologue parut soulagé de me voir accepter aussi facilement un tel changement de vie et approuva ma décision.


Après une convalescence à l'hôpital, qui me parut fort longue, j'ai demandé à consulter mon dossier médical en présence du cardiologue et c'est alors seulement que je me suis rendu compte des dégâts. J'avais fait un bel infarctus postérieur avec un énorme choc cardiogénique. Tous les examens biologiques pratiqués confirmaient cette situation catastrophique.


J'avais eu beaucoup de chance de m'en tirer à si bon compte. Le sport pratiqué autrefois m'avait doté d'une bonne circulation coronarienne et mon intervention personnelle et rapide au début de la crise avait fait le reste. En tous cas, il fallait compter un repos de six mois.


Je partis dans un centre de convalescence situé près de Chartres, mais demandais rapidement ma sortie : le traitement anticoagulant par voie orale pouvait sans danger être poursuivi chez moi.


Ma femme avait trouvé un logement de plain-pied ma maison et mon cabinet étant occupé par mon remplaçant, je rentrais à Beaune pour m'apercevoir que, dans ce pays réputé pour sa platitude, il existait en fait des côtes que je gravissais lentement, soutenu par un bras charitable. Où était donc passé le "petit médecin qui court toujours" comme on m'avait surnommé ?


Et puis, ce fut la recherche d'un poste compatible avec mes nouvelles possibilités physiques. Voyage à Paris, courriers de toutes sortes... je commençais à désespérer quand, un jour, je reçus une lettre d'un ancien camarade de l'Ecole du Service de Santé militaire, reconverti à une activité civile neuropsychiatre dans une clinique privée spécialisée me proposant un poste de médecin généraliste "résident" près de Chalon sur Saône.


Voyage rapide aller et retour et la chose fut faite. En novembre 1968 je pris mes fonctions, collaborant avec trois psychiatres fort heureux de se décharger de toute la partie purement somatique de cette médecine spécialisée et, je pense, enchantés de pouvoir compter sur moi.


Pendant dix ans, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour mériter la confiance de mes psychiatres devenus mes amis, et faire mon devoir de médecin pour des malades qui n'étaient pas tout à fait les miens, mais un peu quand même grâce à la compréhension de mes confrères.


Et puis un jour, j'ai demandé ma mise en "préretraite". J'allais enfin être libre !


J'avais fait construire, dans un petit village du Loiret, une maison qui me rapprochait de mes enfants. Ma femme et moi en avions fait les plans, un bureau d'étude en assurant la réalisation. Nous étions enfin comblés !


Désenchantement rapide, quelques jours plus tard. La maison était bien finie, mais surtout mal finie. Nous apprenons alors que le "bureau d'étude" avait quelques ennuis avec la justice, puis avait été mis en faillite frauduleuse, la directrice inculpée, puis condamnée à une peine de prison...


Nous avions une "assurance décennale" qui s'avère bientôt n'être qu'une assurance "accidents pour la durée des travaux" : une escroquerie de plus ! Mais, compte tenu de l'importance relative des travaux, comparée aux demandes des plaignants prioritaires, nous avons fait faire les réparations à nos frais, n'osant porter plainte avec constitution de partie civile, ce qui sous-entendait des frais de justice sans commune mesure avec le montant des réparations. Nous les avons donc assumées, au plus juste prix, et maintenant, notre maison est là, en pleine campagne, chaude et discrète à la fois, retirée mais accueillante à qui le demande. Enfin, le havre de paix.


"Les gens heureux n'ont pas d'histoire"... et c'est ainsi que la mienne se termine.


 

FIN