A tout seigneur... on me passe le plat et je me
sers... pas trop copieusement, juste ce que je crois poli de faire... et
je mange tandis que toute l'assistance me regarde, cherchant un regard
approbateur et gourmet !
Je mâche... remâche et tourne entre mes dents une sorte de bille d'acier
inattaquable. Je dois faire une mine bizarre car les rires, un instant
retenus, fusent autour de moi. J'essaye de comprendre et n'y parviens pas.
Et Mohamed vient à mon secours, car tout le monde attendait ma réaction
dès que j'ai porté la première sauterelle à ma bouche.
J'ignorais la différence entre ces bestioles et une pomme frite !
J'ignorais qu'avant toute chose, il faut arracher la tête qui, grillée,
devient dure comme une bille d'acier. Cet arrachage entraîne aussi
l'extraction de l'estomac contenant le dernier repas non digéré de la
sauterelle... et ce contenu est d'un goût particulièrement désagréable
quand il s'agit de feuilles de palmier.
Je ris de bon coeur de cette farce classique, ce que j'ai su après, et je
continue mon repas, dans les règles cette fois, mais sans y trouver grand
goût, hormis celui de la sauce. Je pense qu'eux, les fellah, y trouvent
surtout un goût de revanche en dégustant ces acridiens qui viennent de
manger une partie de leur future récolte.
Ils en ramassaient d'ailleurs des quantités extraordinaires, cent trente
sacs à grain rien qu'à Tilouline le jour de notre passage, mais ne
mangeaient pas tout.
Les sauterelles étaient mises à cuire dans de grandes marmites, en général
des fûts de deux cents litres, pleines d'eau salée. Un bouillon
rapide et l'écumoire extrait les insectes cuits, aussitôt remplacés par
d'autres. Et pendant toute la nuit, des dizaines de sacs de sauterelles
vont cuire pour être ensuite étalées au soleil. Une fois bien séchées,
celles-ci sont alors mises en réserve dans des sacs et serviront de
complément alimentaire pour les bêtes, chèvres, dromadaires, poules, les
animaux participant aussi à la vengeance de leurs maîtres.
Au cours de ces tournées, il s'agissait bien entendu et d'abord de
dépistage, de soins à continuer, les gros traitements étant faits à
l'hôpital de l'A.M.S.
Les infirmiers avaient toute latitude de nous envoyer les malades qu'ils
jugeaient graves, les frais de transport dans les camions de passage étant
réglés, après coup, par l'hôpital.
Mais nous arrivions parfois au moment même de l'urgence et j'opérais sur
place, aidé de mon fidèle Mohamed: trichiasis graves, glaucomes aigus,
épines de palmier à extraire (1) ... et
surtout les dents.
Il n'était pas question, bien entendu, de traiter les caries ou de faire
des prothèses, mais nous avions à chaque fois, dans un douar, une bonne
demi douzaine de dents à extraire. Le plus souvent, les patients avaient
demandé les secours de l'arracheur local et il y en avait un dans chaque
douar, avec la même pince rudimentaire qui brisait la couronne en laissant
les racines et un peu plus d'infection ! Alors, je les voyais arriver, le
chèche autour de la mâchoire, un peu honteux et surtout très émus,
montrant des gencives tuméfiées où l'habitude faisait deviner des chicots
enfouis sous les chairs.
Novocaïne, seringue, aiguilles... Le patient s'asseyait sur la dune et se
trémoussait quelque peu pour bien se mouler dans le sable : nul fauteuil
n'était plus confortable. Extractions souvent pénibles au milieu de
l'infection, mais toujours muettes grâce aux anesthésiques.
Un jour, j'extrayais maintes racines dans un douar près de Sali. Mes
patients, sagement accroupis, attendaient leur tour, formant devant moi
une sorte de demi-cercle qui s'amenuisait à mesure de mon travail. Et
puis, il n'y en eut plus qu'un... qui me fixait plus que les autres,
essayant sans doute de comprendre pourquoi mes patients ne hurlaient pas
et repartaient en tenant en main l'objet de leur douleur.
Il restait à sa place, comme fasciné par l'éclat de mes instruments
chromés qui luisaient au soleil. Et ce fut son tour. Pas un mouvement !
J'attendis quelques secondes pour ne pas l'effaroucher. D'autres malades
m'attendaient. Je le luis dis gentiment. Toujours pas de réponse ! Je
l'interpellais alors un peu plus rudement et m'apprêtais à le prendre par
l'épaule quand Mohamed , un sourire malicieux au coin des lèvres , me dit
:
"Inutile d'attendre, Si Toubib ! Il ne viendra pas
"Aurait-il peur?"
Pas du tout. Il n'a pas du tout mal aux dents, celui-là. C'est
l'arracheur de dents du douar. Il te regarde travailler pour essayer de
faire aussi bien que toi. Il a peur que tu lui enlèves tous ses clients !
"
Et c'est ainsi que, sans le savoir, j'ai failli ruiner un dentiste local
parce qu'il n'avait ni seringue, ni davier (2)
ni anesthésique.
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