J'ai passé plus de 2 ans dans divers commandos de travail, masse
d'ouvriers non spécialisés, chargés des travaux pénibles au bénéfice de
l'Allemagne : décharge des wagons de marchandise, extraction de cailloux
ou de sable pour la construction du mur de l'Atlantique, etc. Ceux dans
lesquels je me trouvais étaient uniquement composés de soldats nord
africains. les Allemands avaient soigneusement éloigné tous les petits
gradés pour casser la hiérarchie militaire française et tenter de
manipuler plus facilement le troupeau de soldats du bas de l'échelle. Je
demeurais donc seul Européen dans un univers hostile : gardiens pas
toujours très tendres et Arabes sans aucune instruction... isolé dans un
fort à la Vauban dont les gardiens relevaient le pont-levis chaque soir.
J'en ai profité pour perfectionner mon allemand appris à l'école et
m'initier à l'arabe parlé, aucun des prisonniers ne savait lire couramment
cette langue qui était pourtant la leur.
J'ignorais encore à quel point cette captivité allait me marquer, O
combien profondément. Car c'est là, au milieu de mes Musulmans (le terme
Arabe est impropre !) que j'ai senti combien ils avaient besoin d'aide et
d'amour ! Alors, où pourrais-je être tout à fait médecin ailleurs qu'au
milieu d'eux, dans leur pays ?... c'est là que j'ai pris ma décision.
Et pourtant, ces pauvres prisonniers n'avaient rien de bien engageant :
mal vêtus, sales par obligation (pas une douche dans ce fort), peu
sociables par la nécessité du service dans ce milieu hostile où l'homme
tend à redevenir un loup pour l'homme. Mais ils m'ont fait partager leurs
petites joies : nouvelles du pays, menus cadeaux extraits de leurs rares
colis ... et surtout, ils m'ont toujours fait confiance : confiance dans
l'uniforme que je portais ... confiance en ma qualité de Français ? En
fait, j'étais indiscutablement leur chef, leur confident, leur juge en
dernier ressort, leur seul recours dans les "discussions" avec nos
gardiens.
Ils auraient pu dédaigner, répudier cette France qui, en fait, était la
cause de leur état misérable de "Kriegsgefangenen". Jamais ils
n'ont maugréé ; ils n'ont jamais accepté les avances du vainqueur, qui a
fini par se lasser de tentatives de séduction vouées à l'échec pour les
traiter plus rudement par la suite : puisqu'ils refusaient de
"collaborer", il leur faudrait se soumettre.
C'est dit ! A la première occasion, j'irai en Afrique du Nord, seule
possibilité qui m'était offerte, à moi qui n'avais pas opté pour la
Coloniale ! C'était mon devoir de leur montrer que leurs souffrances
n'avaient pas été vaines et que moi (entre autres), je me souvenais de
leur fidélité.
Ma décision était prise ! Je ne pensais pas sa réalisation aussi rapide et
j'ignorais tout à fait ce que cette expérience allait m'apporter
d'enrichissements... au point de vue médical, bien sûr, mais encore
davantage au plan humain, car il est vrai que tout homme a toujours
quelque chose à apprendre des autres, surtout de ceux qui nous paraissent
tout au bas de l'échelle.
Et rien n'est plus enrichissant que le contact d'un être à qui l'on croit
tout donner et qui, en fait, dans sa pauvreté, vous rend plus encore.
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